Eric Bocquet : Evasion fiscale : Le bilan de Macron est bien maigre
Sous les ors du Sénat, Eric Bocquet reçoit Paris Match dans la salle où se réunit la commission des Finances de la haute assemblée. Désert en cette matinée de septembre, l’endroit ne se prête pas vraiment aux diatribes contre les puissances d’argent. Et pourtant, le sénateur communiste, qui fut enseignant dans une autre vie, a capitalisé sur la décennie qu’il a passée au Palais du Luxembourg. A force d’auditions, de missions d’enquête, de budgets examinés dans leurs moindres détails, l’élu du Nord a développé une expertise poussée des questions fiscales et financières. Il en explore les implications politiques et idéologiques et verse volontiers dans «l’éducation populaire». Son verbe est franc, et son étonnement face aux turpitudes du capitalisme paraît sans cesse renouvelé. Avec son frère Alain, ancien député, et le journaliste Pierre Gaumeton, Eric Bocquet signe «Milliards en fuite!» (éd. du Cherche Midi), un livre qui propose dix pistes pour «une finance éthique».
Paris Match. Quel bilan tirez-vous du quinquennat d’Emmanuel Macron sur les questions de lutte contre l’évasion fiscale?
Eric Bocquet. Je
crains qu’on en soit resté au stade de la communication. Il y a eu la
loi portée par Gérald Darmanin quand il était ministre du Budget et des
Comptes publics, fin 2018. Il y a eu de petites avancées : le verrou de
Bercy [qui réserve à l’administration fiscale l’initiative des plaintes
pour fraude fiscale, ndr] a été un peu desserré mais il n’a pas
complètement disparu. L’observatoire de la lutte contre l’évasion
fiscale n’a jamais été mis en place, faute d’avoir trouvé un candidat
pour en assurer la présidence, un motif complètement saugrenu… Depuis
d’autres scandales ont éclaté, dont les révélations OpenLux du «Monde»,
en février dernier. Absolument hallucinant ! Et cette semaine, on
apprend que les banques françaises transfèrent encore un quart de leurs
bénéfices dans les paradis fiscaux. Tout cela continue. Le bilan est
bien maigre.
La taxe sur les
services numériques, qui vise les géants du web, a rapporté 375 millions
d’euros en 2020. N’est-ce pas un premier pas?
C’est un petit pas
dans le bon sens… Mais il y a des ambiguïtés. Prenez l’affaire Google,
qui devait 7 milliards d’euros au fisc français, avec sa filiale
localisée en Irlande. Google s’en sort avec un chèque de 800 ou 900
millions pour solde de tout compte et surtout pour échapper à un procès.
C’était dans la loi Sapin : la convention judiciaire d’intérêt public,
qui permet de négocier. On reconnaît sa culpabilité mais on fait un
chèque pour échapper au procès… Ce n’est pas entendable par nos
concitoyens. Quand les gilets jaunes voient ça, ils se rebellent et je
les comprends. Ça fragilise le principe du consentement à l’impôt. Ceux
qui devraient payer gros ne paient pas suffisamment. Et en parallèle,
Google va aider le fisc français à traquer ceux qui n’ont pas déclaré
leurs piscines. C’est hallucinant!
Comment jugez-vous les sommets et les rencontres organisés par
Emmanuel Macron mettant à l’honneur les dirigeants des grands groupes
-Facebook, Uber, Google, Apple- dont vous dénoncez les pratiques?
Qu’on
reçoive ces gens, qui sont des acteurs économiques, bien sûr. Mais
qu’ils payent leur juste impôt. Qu’ils servent l’intérêt général. Je me
souviens d’une réunion de commission, dans cette salle, il y a deux ou
trois ans, après le Brexit. Nous avions une réunion sur le thème :
«Comment la place financière de Paris peut-elle tirer avantage du départ
du Royaume-Uni de l’Union européenne». Et on avait un panel, quelqu’un
du trésor, quelqu’un d’Euronext, quelqu’un de la banque suisse UBS -même
UBS a siégé ici, je n’oublierai jamais! Le discours, c’était : si Paris
veut tirer les marrons du feu, il faut surtout ne pas payer trop
d’impôt, alléger le droit du travail, il faut permettre les hauts
salaires pour les hauts cadres pour être attractif… Non mais c’est quoi
cette histoire? C’était un plaidoyer pro domo de la finance! Je suis
intervenu parce que je n’en pouvais plus d’entendre ce discours. On nous
dit que l’enrichissement des uns permet l’enrichissement de tous :
c’est la théorie du ruissellement et personne n’en a eu le moindre début
de preuve.
Votre anecdote montre que les grandes entreprises
ont besoin que l’Etat les entende et accède à leurs demandes en matière
de fiscalité et de réglementation. N’est-ce pas le signe, malgré tout,
que l’Etat reste incontournable?
Ces entreprises sont plus
puissantes que beaucoup d’Etats du monde, mais la pandémie a montré à
quel point l’Etat a un rôle à jouer, qu’il n’est pas un horrible
dépensier, oppresseur, empêcheur de créer l’entreprise. Une société ne
tient que par l’Etat qui défend l’intérêt général. Ce sont les services
publics qui ont tenu la baraque quand l’économie s’est arrêtée pendant
les confinements. C’est l’Etat qui a une légitimité. Ces grands groupes,
aussi puissants soient-ils, n’ont aucune légitimité démocratique.
"Je ne voyais pas Biden autant à gauche"
L’accord
trouvé cet été par 130 pays et juridictions à l’OCDE pour une taxation
minimale de 15% pour les multinationales n’est-il pas historique?
D’abord,
je dis merci Biden. Il a pointé le vrai sujet et il a dit : «Moi je
vais faire payer les grands groupes, ça suffit.» Et il a besoin d’argent
pour investir dans son pays, 2000 ou 3000 milliards de dollars dans les
infrastructures. Il est clair que quand la puissance américaine est sur
cette ligne, ça aide à ce que les choses bougent. Toutefois, alors
qu’au mois d’avril on envisageait un taux de 21%, on est descendu à
15%... Ça reste un point d’appui, je ne mets pas cela à la poubelle.
Mais il faut que les gens s’en mêlent. Si on ne laisse faire que les G8
et les G20, ça n’ira pas. Tout est dialectique, on n’est pas chez les
bisounours!
Vous évoquez Joe Biden. Depuis son arrivée au
pouvoir, le président démocrate et sa majorité parlementaire ont
multiplié les mesures progressistes, sans lésiner à la dépense.
Pensez-vous que la page idéologique ouverte à la fin des années 1970
avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni et l’avènement de Ronald Reagan
aux Etats-Unis était en train de se tourner?
La tonalité de Joe
Biden au printemps m’a surpris. Je ne voyais pas Biden autant à gauche,
car il était plutôt centriste dans sa campagne. Mais très vite, on a dû
lui rappeler les réalités, le rapport de force au Congrès, le fait que
de nombreux salariés des géants du web ont soutenu sa campagne...
Quelque chose s’est entrouvert au printemps mais s’est vite refermé.
A lire :Cinq signes que la finance est devenue folle
Vous
évoquez dans votre ouvrage la question de la dette publique, notamment
pour brocarder l’analogie souvent reprise par les politiques entre les
dettes d’un ménage et la dette d’un Etat.
Sur la dette, le
parallèle entre Etats et ménages n’a aucun sens! Un ménage a une durée
de vie limitée, il est exposé au risque de séparation, de décès, de
maladie, de pertes de revenus… Comme une entreprise. Mais l’Etat… Il a
une durée de vie éternelle, sauf en cas d'apocalypse… C’est tellement
vrai que cette année la France va emprunter 260 milliards, sans aucune
difficulté. On fait la queue à l’Agence France Trésor pour acheter nos
titres de dette. Il y a des taux négatifs! On emprunte 100 et on
rembourse 97… C’est invraisemblable! Vous, à découvert à la banque, vous
m’expliquerez comment vous aurez un taux négatif de votre banquier.
Quand on sait ça, le parallèle ménages-Etat vole en éclat.
Chez de nombreux économistes, les discours alarmistes qui prévalaient dans les années 2010 ont évolué. Que se passe-t-il?
Tout
débat sur la dette était inimaginable avant la pandémie. Voilà dix ans
que je suis au Sénat, à chaque projet de loi de Finances, on nous dit :
«Attention la dette! Attention on approche des 100%, l’apocalypse nous
attend au coin de la rue!» C’était encore le discours tenu en décembre
2019. Darmanin, Le Maire, Dussopt… tous colportaient ce discours, répété
de quinquennat en quinquennat. Et paf! Six mois plus tard, nous passons
à 120%... Tout a explosé, les 3% de déficit, les 60% d’endettement des
critères de Maastricht…