Lecture : l’Algérie n’est pas une - énigme -
Comment
comprendre le « hirak » sans l’inscrire dans le temps long, le relier
aux luttes comme aux mutations sociales qui l’ont précédé, qu’il
cristallise et qu’il avive ? Deux ouvrages publiés chez Karthala
offrent, rétrospectivement, un précieux éclairage sur l’insurrection
pacifique qui ébranle le « système » algérien depuis le 22 février. Le
premier, signé du politiste Thomas Serres, forme l’hypothèse de la
« catastrophe suspendue » et de la violence, concrète ou symbolique, qui
l’accompagne, comme méthode de gouvernement et condition de la
reconfiguration accélérée du régime à partir des années 1980.
L’auteur
s’appuie sur les ressources de la théorie critique et sur une solide
étude de terrain – observations in situ et entretiens avec des acteurs
cultivant de multiples formes de dissidences – pour esquisser une
peinture complexe de la scène politique algérienne, entre cartellisation
de l’élite dirigeante et désarmement politique d’une société menacée
par les tenants du pouvoir du retour imminent du désastre et de la
guerre intérieure.
En jouant sur ce péril existentiel propre à nourrir
le fatalisme, le régime, caractérisé par une propension démesurée à la
prédation économique, s’est perpétué, adapté, sans même avoir à
rechercher l’assise d’une légitimité politique. Entre répression,
libertés « encadrées » et clientélisation de la société, il est parvenu,
dans les années Bouteflika, à fragmenter la contestation, lui imposant
une géographie archipélique fragile.
Thomas Serres tient pourtant à
distance le lieu commun d’un pouvoir opaque et nébuleux, réputé
insaisissable ; il réfute l’idée d’une insurmontable singularité
algérienne pour franchir les frontières de l’étude de cas. Ce faisant,
il met en évidence une réalité politique aux résonances universelles :
la crise, réelle ou supposée imminente, peut se muer en ordre durable,
propre à tenir des sociétés dans la glaciation. Mais une crise couve
toujours des potentialités contradictoires : en Algérie, elle a fini par
donner corps à une situation révolutionnaire… Le second ouvrage,
collectif, récuse aussi le faux paradigme d’une « énigme algérienne ».
L’historienne Karima Dirèche, spécialiste du Maghreb contemporain, y a
rassemblé les contributions de soixante-cinq chercheurs qui saisissent,
chacun depuis son champ, les dynamiques sociales, politiques,
culturelles, économiques ou religieuses qui refaçonnent la société
algérienne.
L’ensemble n’est pas impressionniste pour autant : l’ouvrage
est charpenté par l’analyse des tensions qui travaillent, entre
résistance et changement, un pays en proie à des transformations
profondes, accélérées, bien qu’encore marqué par les stigmates de la
violence de masse des années 1990. « Rejetant un avenir hypothéqué par
une oligarchie d’État au pouvoir depuis près de six décennies,
la société algérienne se dévoile dans toute sa diversité et sa créativité dans l’urgence aiguë du changement et de la transition politique », remarque, en introduction, Karima Dirèche, à propos de l’insurrection pacifique en cours. Ces études brossent finalement le tableau d’un peuple se reconstituant en communauté politique et décidé à reprendre son destin en main pour écrire une nouvelle page de son histoire.