Eric Fassin : « Quand on rejette l’opposition gauche/droite et la représentation politique, ça finit rarement à gauche »
« Pendant longtemps, j’ai été comme beaucoup de gens, j’ai eu du mal à interpréter ce qu’il se passait, quel sens politique ça pouvait avoir. »
« J’ai parfois le sentiment que si on se précipite pour commenter, on risque d’avoir une projection de ses fantasmes politiques, de ses préjugés de classe. Donc plutôt que de dire des bêtises, j’ai préféré me taire. »
« A la différence de beaucoup d’intellectuels de gauche, je garde une réticence qui n’est pas tant par rapport aux gilets jaunes eux-mêmes, que par rapport aux conséquences que tout cela risque d’avoir. »
« J’ai une inquiétude qui n’est pas un jugement sur le mouvement ni sur les gens qui soutiennent ce mouvement mais sur ses conséquences. »
Sur l’analyse politique du mouvement des gilets jaunes
« Je crois que ça n’est pas forcément un mouvement de droite ou un mouvement de gauche. »
« J’ai été frappé en regardant les tentatives d’interprétation de ce mouvement de l’usage qui est fait de l’histoire. »
« On a une vision française de l’histoire qui nous amène à regarder les
gilets jaunes principalement au prisme de l’histoire française et donc
de redoubler la logique proprement nationale de ce mouvement. »
« Quand on regarde le Brésil ou l’Italie, on a le sentiment qu’il y a eu
deux choses qu’on retrouve en France : un rejet de l’opposition
droite/gauche et un rejet de la représentation - par les syndicats ou
les partis. »
« Mon sentiment, qui est nourri de cette double référence au Brésil et à
l’Italie, c’est que lorsqu’on rejette l’opposition entre droite et
gauche et lorsqu’on rejette la représentation politique, ça finit
rarement à gauche. »
« Qui bénéficie, dans les sondages, de ce mouvement ? C’est le Rassemblement National et lui-seul. »
Sur la possibilité d’une situation à l’italienne en France
« Je crois qu’il est absurde de renvoyer dos-à-dos FI et RN. Les
dirigeants et les militants ne disent pas du tout la même chose. »
« Je fais partie des gens qui ont critiqué la stratégie du populisme de gauche. »
« Il y aurait ce que Chantal Mouffe appelle un noyau démocratique commun
à ce qu’elle appelle le populisme de droite et qu’elle refuse d’appeler
extrême droite, et à la gauche dans sa stratégie populiste. Je ne crois
pas qu’il y ait un noyau démocratique dans les revendications d’extrême
droite. »
« Ce qui complique les choses, c’est qu’en face on a Macron qui nous
explique que pour lui, c’est le libéralisme contre l’illibéralisme
d’Orban et des autres. Et donc on est sommé de choisir : est-ce qu’on va
être du côté de Macron ou est-ce qu’on va être contre lui ? »
« On voit bien que la posture de Macron alimente une opposition
réductrice entre les élites et le peuple. On y résiste en ne prenant pas
seulement le parti du peuple mais en s’interrogeant sur quel peuple. »
« Il est important de ne pas considérer le peuple comme une masse indistincte, il y a des idéologies différentes. »
« Il est important de reconnaitre le peuple comme un sujet politique,
non pas avec une posture bienveillante, qui frise la condescendance et
qui revient à dire que le peuple a toujours raison, mais de dire il y a
des peuples avec lesquels je suis d’accord et d’autres avec lesquels je
suis en désaccord. »
Sur le Référendum d’initiative citoyenne (RIC)
« Le RIC participe du rejet de la représentation, donc à ce titre, je regarde ça avec une certaine prudence. »
« Je ne veux pas dire que le peuple se trompe, ce que je dis, c’est que
les gens qui se mobilisent au nom du peuple sont plus ou moins actifs et
ce que nous voyons en ce moment, un peu partout dans le monde, c’est
que les gens qui se mobilisent au nom d’un peuple d’extrême droite, sont
très actifs. »
« Il ne faut pas confondre le peuple et les gens qui se mobilisent. »
« Les gens qui se mobilisent et qui prétendent être la majorité
silencieuse sont des minorités bruyantes et, pour une part, sont des
minorités d’extrême droite. »
Sur les violences policières et la réponse sécuritaire du gouvernement
« Ça fait des années que beaucoup de gens, et à juste titre, dénoncent
les violences policières donc c’est sans précédent mais quand même ça a
été précédé de beaucoup de violences policières. Dans ce mouvement,
c’est l’ampleur qui est sans précédent. »
« Ce qu’on a vu, c’est que, pendant très longtemps, on a laissé faire et ça mène à une banalisation [de la violence]. »
« On a fini par trouver normal que les policiers tapent des gens. »
« Il y a une disqualification du président de la République mais ce qui
est plus grave, c’est qu’il y a une disqualification du vocabulaire du
président de la République : celui de la République, celui de la
démocratie, celui des droits. »
« Je crois que la démocratie n’en finit pas de se précariser et ceux qui
se prétendent défenseurs de la démocratie libérale, comme Emmanuel
Macron, en sont les fossoyeurs. »
Sur le Grand Débat proposé par Emmanuel Macron
« Je ne pense pas que le but soit d’arriver à quelque chose. »
« Dans quelle mesure ce président de la République souhaite-t-il
alimenter cette crise pour apparaitre comme le rempart contre le
chaos ? »
« Ce débat va occuper l’attention pendant deux jours et ça veut dire que
la parole publique n’a plus aucune importance donc ça renforce la
colère des gilets jaunes mais ça renforce aussi et surtout le fait
qu’ils ne croient pas, et que de moins en moins de gens croient, à la
représentation politique. »
« Qui peut être certain que dans la prochaine élection présidentielle,
voter Macron contre Le Pen ce sera voter pour la démocratie ? C’est bien
ça le problème aujourd’hui. Quels arguments va-t-on trouver pour
s’opposer au Front National quand on a l’impression qu’en matière
d’immigration, en matière de violences policières et en matière
économique, finalement, les différences ne sont pas si grandes ? »
(1) - Éric Fassin, né le 5 juillet 1959, est un sociologue français, professeur de sociologie à l'université Paris VIII - Saint-Denis-Vincennes